Ballade au coeur salé

Inspiration poétique et enfumée.

Texte : Bestiole – Illustrations : Lucy Nuzit

À une amante,

Il est une terre où le soleil est bas sur l’horizon, si bas qu’il révèle les ombres véritables. En ce lieu la glace se confond avec l’herbe et la bruyère. Ce monde détruit les habitudes. Cet endroit n’est pas étrange : il a toujours été ; il ne connaît pas l’été. En ce lieu l’œil se perd dans les reflets chatoyants de la glace sous le soleil crépusculaire. Ce pays n’est pas triste, cette terre vit sous la glace et ne gît point. Mais tout n’y est que reflet de soi-même ; et l’étranger qui s’y perd n’y a pas sa place. Qu’il prenne garde s’il n’est le bienvenu, celui qui foule du pied ses sentes et ses vallées étroites où coule le vent. Car je suis le loup rusé, cruel et solitaire. Je ne suis pas un sage, je prétends l’ap- prendre. Je grogne tout l’orgueil du soleil qui descend, ce cœur qui pour quelques instants palpite. Il n’est pas de dieu sur ces terres ; peu fut abandonné car peu fut apporté. Ce pays est une forteresse gardée par la Lune qui veille déjà haut dans l’ho- rizon : figée, elle est en butte à son rival depuis longtemps déjà. La bruyère bruisse sous mes pas, ploie puis se redresse. Loup, solitaire et carnassier, je n’en suis pas moins leur jardiner, à défaut d’être berger, à défaut d’être leur roi. Ce monde est seul, mais ce monde vit. L’herbe dure, la mousse et le lichen font pièce au gel qui étend son emprise jusqu’à la grève. Le flux et le reflux de son étau répondent à la marée sur une note plus grave encore que le ressac. La mer. Elle est grise, elle est verte, elle est solide et rompt les digues – et rompt les os. Elle mord la terre. Elle dévore, puis recrache ses œufs sur le rivage, rond et lisses, qui jamais n’écloront mais qu’importe : le geste est là, vain et superbe. Je suis loup, et je tremble.

Mais d’où vient cette lame d’argent qui fend la roche ? Sans doute de quelque bataille oubliée. Toi, épée qui chante à l’unisson de la pierre, toi, qui vibre sous le vent, d’où viens-tu ? Qui te forgea ? Qui te porta ? Je suis une lame d’argent ; Nul dans l’acier ne me trempa Non plus que jadis me forgea. Je viens, à l’égal d’un brisant, Rompre les armures trop fières. Car, je le dis en vérité, Je suis d’un fil acéré, Tranchant, rasoir en bord de mer. — Mais je souffre à ta vue, car tu es belle ! Quel est donc ton nom ? — Mon nom ? Je n’ai pas de nom : Je file sans cesse changeant, car l’argent toujours va ternissant Mais je reste une étoile – et je brille. Je ne te dirai mon histoire ; Qu’il te suffise de savoir Que tu ne me vois pas telle que l’on me fit, car j’échappai à l’enclume et tranchai mes liens.

La Lune est haut dans le ciel et le soleil est tombé. Et je contemple, bien enraciné, ce dialogue du loup et de l’épée. Je suis l’arbre qui borde la grève, et mes racines profondes goûtent l’océan ; mon feuillage murmure et bruisse car ici jamais le vent ne s’apaise. Je suis l’arbre des légendes du Nord qui offre son bois au voyageur égaré pour qu’il poursuive sa route et ses rêves armé de mon bâton. Je suis celui qui voit, je suis celui qui écoute, je suis celui qui soupire. Je me croyais ancien, je me croyais ployer sous le poids des hivers et voilà qu’a lieu le prodige. Voici l’épée qui ne cesse de saigner. Chaque goutte naît de sa pointe et court le long du fil puis s’écrase sur le pommeau. Demande-lui, loup demande-lui car elle entaille la pierre comme tu mords dans la chair. Et tu ne lui poses la question. Et le sang coule. Alors le loup tristement s’approche et lape ; malheureux ! il s’ouvre la langue et les sangs se mêlent.

Je suis loup mais ne comprends pas. En buvant mon sang, a-t-elle bu mon âme ? Pourquoi m’as-tu blessé, pourquoi faire couler mon sang ? — Tu n’as pas posé la question ; j’augure les temps nouveaux dont tu es aboli.

J’aurais tant souhaité te faire un rempart de mon tronc, car tu es parti, loup ! Tu es parti en quête de réponses, mais c’est une question que tu cherches. Glaive ! Je te reconnais à présent ! Tu fus faite pour détruire. Tu es fille de Nídhögg. Mon temps est achevé. Je m’endors.

Longtemps j’ai cherché, longtemps j’ai chassé, longtemps j’ai chassé ; ma quête est demeurée vaine. Je suis le poète qui porte la harpe aux étoiles. Si j’en pince une corde, elles brûlent brièvement d’un éclat laiteux. Elles m’attendent. J’étais le loup, je suis Orphée. Et maintenant que je vais mourir, adossé à ce vieux chêne qui a vu naître mon histoire, je demande pour la première fois, pour la dernière fois – mais Elle ne viendra pas. Ne m’entendra pas. Ma voix se fait murmure puis ruisseau et mon chant s’est tari.

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